Le départ

7 avril 1924.

Me voici à bord du «Paris», en route vers des terres inconnues. Nous avons quitté le port du Havre en fin de matinée. Joséphine a tenu à m'accompagner. Hier, elle m'avait fait la surprise de prendre rendez-vous chez un photographe du Havre. Elle a glissé l'une des épreuves dans ma main ce matin au moment du départ. «Je vous attends» a-t-elle ajouté avec un léger sourire malgré ses yeux brillants. J'ai senti mon cœur fléchir et suis bien vite monté à bord, de peur que ma volonté ne fasse de même.

Joséphine de Gurci.
Photographie offerte à De Gurci avant son départ

Je sais qu'elle comprend mieux que personne ce qui me meut. C'en est assez des études basées sur les collectes réalisées par d'autres : je dois à présent m'y rendre. Il ne s'agit pas là des caprices d'un esprit aventurier mais de la longue et profonde réflexion du scientifique que je suis. Je rends grâce à Dieu d'avoir placé sur mon chemin londonien, l'année passée, le brillant Malinowski. Il a, en une soirée seulement, achevé de me convaincre de ce que je pensais déjà secrètement : il ne peut y avoir de réelle compréhension des peuples primitifs sans immersion totale. Je me suis encore querellé avec Marcel à ce sujet en allant le saluer avant mon départ : il reste convaincu qu'on ne voit les choses correctement qu'avec le recul et que le contact avec ces peuplades érode la rigueur scientifique. Je forme secrètement le vœu de le convaincre du bien-fondé de ma théorie.

Mais comme je vais vite en besogne ! Me voilà à peine parti et déjà je parle du retour... Sans doute une part de moi est-elle restée là-bas sur le quai, auprès de celle pour qui débute la longue attente. N'ayez crainte, mon ange, je reviendrai et je leur prouverai la justesse des théories anglo-saxonnes sur ce point. Je ne conçois aucun doute à ce propos.

12 avril 1924

Dieu que ce voyage me semble long... Je ne suis pourtant à bord de ce paquebot que depuis cinq petites journées, et il me reste encore une bonne dizaine de jours (si tout se passe comme prévu!) avant de poser le pied sur la terre ferme. J'ai lu et relu l'ensemble des notes dont je dispose sur les Kawayapos. Je dois avouer que la somme de connaissances à leur sujet est bien mince. Un dialecte proche de celui des Arawate mais une organisation sociale sensiblement différente, une attitude pacifique avec les tribus qu'ils ont rencontrées, voici les maigres indices dont je dispose. Si l'on ajoute à cela les vagues repères géographiques que j'ai pu recueillir, tout ceci ressemble fort à une folie dont je pourrais rentrer bredouille. D'où vient, alors, cette conviction profonde qui me porte jusqu'à eux, cette certitude que je les trouverai ? Il est des moments comme celui-ci où ma propre audace me terrifie.

26 avril 1924

Je foule enfin ce sol tant attendu ! J'ai bien du mal à y croire. Nous avons essuyé, au onzième jour, une terrible tempête qui a causé le décès d'un des membres de l'équipage et d'importants dégâts sur une pièce du paquebot. Les réparations nous ont fait perdre près de trois jours. Je dois néanmoins remercier la Providence d'avoir placé sur mon chemin, à cette occasion, un personnage passionnant avec lequel j'ai passé presque chaque heure de la fin de ce voyage. Monsieur Leyard est un scientifique anglais, plus précisément entomologiste. Il m'a appris par hasard qu'il se rendait au même endroit que moi et nous avons donc décidé de trouver ensemble le navire et le guide qui nous permettraient d'arriver jusqu'ici. C'est malheureusement en cet endroit que nos chemins se séparent. Il restera au sein d'un périmètre assez resserré autour de l'embouchure du fleuve car c'est ici que vit l'Aracas Imperialis, ce grand papillon émeraude dont il m'a montré une esquisse. Il s'agirait du specimen le plus grand jamais observé, avec une envergure pouvant atteindre près de quarante centimètres.

J'ai remis ce matin à Leyard une lettre pour Joséphine, puisqu'il ne devrait pas rester plus de deux mois ici. Il m'a promis d'en prendre grand soin et de la lui faire parvenir dès son retour à Londres. C'est vers vous, ma douce Joséphine, que partent mes pensées ce soir. Je partirai demain à l'aube avec mon guide en direction du Nord-ouest, puisqu'il me faudra encore remonter le fleuve sur près de quatre-vingt kilomètres avant d'atteindre les collines de Kawalu. Ce soir comme les autres, grâce à la photographie que vous m'avez offerte, c'est l'image de votre cher visage que mes yeux contempleront avant de se refermer sur le sommeil.

29 avril 1924

Un buisson de tembra.

Notre progression est plus lente et plus difficile que prévue. Nous avons traversé une zone où la végétation luxuriante ne cessait de nous bloquer. Les pistes sont à peine visibles et parfois même totalement effacées. J'ai également eu maille à partir avec les mungos, ces espèces de moustiques bien plus agressifs que leur cousins occidentaux. Les baumes que j'avais emportés à cet effet n'ont pas le moindre impact ! Fort heureusement, ce bon Leyard m'avait donné un petit flacon rempli d'une pâte verdâtre à l'odeur nauséabonde, mais très efficace pour soigner les piqûres des mungos et tempérer leurs assauts. Il m'a également appris à reconnaître la tembra, qui est la plante servant à préparer ce remède. La tembra pousse ici en gros buissons touffus, j'en ai fait cet après-midi une réserve conséquente !

En dehors de ces désagréments, je reste confiant : nous n'avons aucune difficulté à nous approvisionner en eau, mes réserves de nourriture sont amplement suffisantes et le fleuve regorge de poissons qui viennent enrichir nos repas. Je pense arriver aux collines de Kawalu d'ici une huitaine de jours.

6 mai 1924.

Voici venue l'heure de me séparer de Mirco, mon guide. Nous sommes arrivés au pied des collines Kawalu ce matin. Je lui ai demandé à nouveau de m'emmener jusqu'aux terres des Kawayapos, mais malgré le promesse de doubler son salaire il a refusé cette fois encore. Je ne comprends pas cette obstination des indigènes de la côte. Il a déjà été difficile de trouver quelqu'un qui accepte de me guider jusqu'aux collines et à peine mentionnais-je l'éventualité d'aller au-delà qu'ils se refermaient comme des huîtres. J'ai questionné Mirco à ce propos tout à l'heure. Il m'a seulement répondu qu'au-delà des collines la nature n'est plus «bonne» pour eux. «Crains-tu les Kawayapos?» lui ai-je demandé. «Non m'a-t-il répondu, les Kawayapos sont pacifiques. Mais la Nature les protège, de la même façon que les Dieux nous protègent, nous, Peuple du bord de l'eau. Elle ne veut pas de nous là-bas.» «Voudra-t-elle de moi ?» l'ai-je questionné. Il s'est assombri et a esquissé un geste d'ignorance. Je n'en saurai pas plus ! Fort heureusement je ne suis pas sensible aux superstitions indigènes. Je me vois néanmoins contraint de parcourir seul les derniers kilomètres. Et pour corser l'affaire, les indications géographiques dont je dispose deviennent fort vagues au-delà des collines. «Marcher vers le levant jusqu'au grand lac, emprunter le sentier de pierres rouges, traverser la forêt de pascos...» De l'autre côté, si tout se passe bien, je devrais trouver le territoire des Kawayapos.

7 mai 1924.

«Sur les rives poussent des plantes tout à fait particulières»

La nuit dernière a été peuplée de rêves étranges. Mes songes semblaient imbriqués les uns dans les autres tels des poupées russes. Je pensai me réveiller à plusieurs reprises mais demeurai pourtant dans ces rêves, de sorte que je ne suis pas tout à fait certain d'être éveillé au moment où j'écris ces quelques lignes. Les souvenirs restent vagues. Perdu dans un labyrinthe végétal j'errais, tandis que le sol grondait et se mouvait comme s'il tentait de m'attraper. Le fait de me retrouver seul et l'imminence de la rencontre en sont certainement responsables.

Je suis arrivé au grand lac en fin de journée. C'est un spectacle difficilement descriptible. Sa surface miroitait dans les flamboiements du couchant et je m'en trouvai ému aux larmes sans en comprendre la raison. Sur les rives poussent des plantes tout à fait particulières.

Votre présence, ma chère Joséphine, me manque cruellement ce soir. Le soleil se couche sur une étrange mélancolie.

8 mai 1924.

Le mal m'a pris au réveil. Mes propres tremblements m'ont tiré du sommeil : je brûlais de fièvre. Celle-ci a perduré toute la matinée. Vers midi je me suis senti un peu mieux : j'ai tenté de manger un peu mais ai tout rendu dix minutes plus tard. Me sentant néanmoins un peu mieux j'ai cherché le sentier de pierres rouges et marché tout l'après-midi. Je me suis arrêté à la lisière de la forêt, épuisé. Ce soir le feu ne parvient pas à me réchauffer, je suis parcouru de violents frissons. Mes remèdes n'y font rien. Je prie pour me trouver mieux demain matin.

9 mai.

Fièvre encore toute la journée. Ma progression dans la forêt est très lente. Je rends toute nourriture que je tente d'ingérer. Mes jambes tremblent et me portent parfois avec difficulté, ce qui me force à faire de nombreux arrêts. Lorsque je parviens à dormir un peu mon sommeil est mauvais, traversé d'éclairs de couleurs, et des cris me réveillent. J'ignore si je les ai rêvés, si ce sont les miens, ou s'ils proviennent de la forêt.

10 mai

Fatigue extrême. Mes jambes ne me portent plus. Mes lèvres et ma langue ont gonflé. Moments de lucidité de plus en plus rares. Je repense aux mots de Mirco, à la Nature hostile aux étrangers. Cette terre m'engloutira donc...
Joséphine.
Pardon.

adieux

La vie dans la tribu

Premier jour

Quelle étrange sensation que de reprendre ce carnet et ce stylo, relire ces dernières notes dont je n'ai aucun souvenir, et tracer de nouveaux mots sur cette page. Je suis vivant. Je n'en reviens pas moi-même. Je l'écris pour mieux le réaliser. Vivant. Chez les Kawayapos.

Les Kawayapos appellent cette plante «apr'xanee». Il semble que ce soit le seul remède qu'ils utilisent. Elle a l'air extrêmement puissante.

Ils m'ont trouvé presque mort le jour de mon dernier écrit. Ce que je sais des jours suivants, c'est ce qu'ils m'en ont dit (et ce que j'en ai compris car, s'il est vrai que leur dialecte est assez proche de celui des Awate, il existe tout de même des différences assez marquées sur lesquelles je reviendrai plus tard). Pendant sept jours je suis resté entre la vie et la mort, allongé et inconscient. Je n'en conserve que d'infimes souvenirs, des images qui me reviennent par moment. Une femme nommé Rhee-Na s'est occupée de moi et m'a soigné. Je la revois mâcher de longues feuilles vertes et les poser sur mes lèvres et mes paupières. Elle effleurait mon visage de ses longs doigts et chantonnait en produisant d'étranges claquements de langue. Je l'ai questionnée à ce sujet ce matin. Les Kawayapos appellent cette plante «apr'xanee». Il semble que ce soit le seul remède qu'ils utilisent. Elle a l'air extrêmement puissante.

J'ai désormais suffisamment de forces pour me lever et faire quelques pas en dehors de cette hutte où j'ai passé les deux dernières semaines mais je ne peux guère marcher plus de quelques mètres. Ma fatigue est encore intense, cependant je sens à présent que je suis hors de danger. J'ai remercié Rhee-Na de m'avoir ainsi sauvé la vie. «Ce n'est pas moi, m'a-t-elle répondu. J'ai aidé, mais c'est l'apr'xanee qui a décidé que tu devais vivre».

Je sens les forces me revenir peu à peu. J'essaie de rester le moins possible seul dans la hutte et de me mêler au reste de la tribu. Pour autant que je puisse en juger, celle-ci rassemble une soixantaine d'individus. Je ne saisis pas encore tout à fait leur mode de regroupement. Chacun possède un abri qui lui est propre, de quelques mètres carré. Je n'ai observé aucune structure familiale proche de celle que nous connaissons. Il ne semble pas y avoir de couples. Les très petits enfants, en âge d'être allaités, le sont par plusieurs femmes, de sorte qu'il est difficle de saisir les filiations. Nii-Ma, que j'ai questionnée à ce propos alors qu'elle allaitait un bébé, m'a quelque peu éclairé. Tout d'abord elle n'a pas eu l'air de comprendre ma question, lorsque je lui ai demandé si ce bébé était le sien. Comme si une «appartenance» relative à un enfant n'avait aucun sens. Lorsqu'elle a fini par comprendre ce que j'entendais par là, elle m'a expliqué que l'enfant était «venu par Mek'Ti», mais qu'il n'était pas «à elle». Le corps appartient à la «Du-Nâ», qui semble être l'équivalent de notre âme. Et la Du-Nâ appartient à la Nature. Pour les Kawayapos, la Nature choisit un corps de femme, à un moment donné, pour incarner une nouvelle vie. La femme est une sorte de «passeuse», qui amène l'enfant à naître. Elle le nourrit exclusivement pendant une lune, période qu'elle passe seule avec lui dans la forêt, puis, passé ce laps de temps, elle revient avec lui au village. L'enfant devient alors à tout le monde. Non, je fais erreur. Chez les Kawayapos, en réalité, l'enfant n'est à personne. Son corps lui appartient et il appartient lui-même à la Nature. Plus exactement, il fait partie de ce grand tout. Le bébé dort dans la hutte de celle qui l'a nourri en dernier, le soir. Lorsque l'enfant est sevré, on l'installe dans la «hutte des Pones», construction un peu plus grande que les autres dans laquelle vivent tous les enfants qui ne sont pas encore entrés dans l'âge adulte.

Les repas sont pris en commun, à l'extérieur. Différents plats sont apportés, par différentes personnes, et chacun mange ce dont il a besoin. L'abondance de nourriture ne semble pas être un souci ici. J'ai montré à Nii-Ma la photographie de Joséphine et tenté de lui expliquer la notion de couple et de famille telle que nous l'entendons. Elle est restée songeuse un moment puis m'a rendu la photographie en tordant sa bouche d'un air perplexe.

Aujourd'hui Feï-Jo m'a expliqué que la tribu allait me fabriquer un endroit à moi : à présent que je suis suffisamment remis de la fièvre, je dois avoir mon espace.

Feï-Jo signifie «Celle qui parle aux arbres». Dans la sociétés des Kawayapos chacun a, dès sa naissance, une place bien spécifique qu'ils nomment «Kuna», chaque individu porte en lui une «habileté» qu'il developpera tout au long de sa vie et offrira au groupe.

Feï-Jo s'occupe des arbres. Sur plusieurs hectares autour du village elle leur parle, écoute ce qu'elle seule peut entendre en posant ses mains et sa bouche sur leur écorce, ôte une branche ici, une colonie de parasites là et prépare parfois d'étranges mixtures qu'elle applique sur un tronc ou des racines.

Elle m'a emmené dans la forêt car, disait-elle, je devais «trouver mon arbre». Elle m'aiderait pour cela. Nous avons marché longuement au milieu des troncs. Parfois, elle s'arrêtait devant un arbre et caressait ma joue avec le dos de sa main. Devant l'un des arbres, j'ai senti une étrange vibration entre sa main et ma joue. Voyant ma réaction un peu surprise, elle a hoché la tête. «Tu l'as senti ?»

Je ne saurais dire ce dont il s'agissait mais en effet, je L'avais senti. «Alors ce sera toi», a-t-elle murmuré en caressant l'arbre, «Merci.» Puis, se tournant vers moi «Tu vas passer la nuit au pied de cet arbre. C'est une façon d'accueillir le présent qu'il te fait en te mettant à l'abri. Demain, nous viendrons te retrouver pour la cérémonie.»

Plus tard, elle est revenue m'apporter de quoi manger.

Ma nuit a été peuplée de rêves étranges. Dans celui qui m'a réveillé au petit matin, je me trouvais au pied d'un arbre immense. Kur'Ni était montée tout en haut et me faisait signe de la rejoindre. L'ascension était longue et difficile. Lorsqu'enfin, épuisé, je parvenais jusqu'à elle, elle m'embrassait très doucement, ses lèvres effleurant les miennes. Puis elle prenait mon menton entre deux doigts et le tournait en direction du village : je distinguais les différentes cabanes et une file de gens qui venaient jusqu'à nous.

En me réveillant j'ai senti les muscles de mes cuisses et de mes bras endoloris, comme si j'avais réellement effectué cette ascension. La tribu est arrivée peu après. Feï-Jo était en tête. «De qui as-tu rêvé ?» m'a-t-elle demandé. Comment l'avait-elle su ?

Assez mal à l'aise, j'ai désigné Kur'Ni du menton. Feï-Jo l'a appelée. Ensemble, elles ont dansé autour de l'arbre en chantant et en effleurant son tronc. Puis elles sont allées s'assoir à l'écart et, pendant que certains coupaient le tronc de l'arbre, Feï-Jo a rasé les longs cheveux de Kur'Ni. Lorsque l'arbre est tombé, un chant très doux a empli toute la forêt : la tribu entière chantait en caressant le tronc en l'emportant vers le village. Kur'Ni s'est avancée vers la souche et a posé ses cheveux coupés dessus. Feï-jo s'est approchée avec un récipient rempli d'une boue rougeâtre, très liquide, qu'elle a versé pour partie sur le sommet du crâne nu de Kur'Ni, puis sur les cheveux posés sur la souche. Elle m'a expliqué que Kur'Ni conserverait cet onguent sur sa peau, jusqu'à ce que ses cheveux aient suffisament poussé pour le rendre invisible sur son crâne. Elle a ajouté «Nous ne prenons jamais sans demander, ni sans rien donner en échange. Et nous gardons en mémoire, toujours, par l'esprit et par le corps.»

J'ai eu ce matin une longue discussion avec Rhee-Na au sujet de mon arrivée ici et de la maladie qui a failli me tuer. Elle m'a raconté qu'il y a bien longtemps, si longtemps qu'aucun membre de la tribu actuelle n'était encore né, un groupe d'étrangers est arrivé dans leur forêt. Les premiers jours, tout se passa très bien. Puis l'un d'entre eux tomba malade. La tribu le soigna et déclencha ainsi une catastrophe. Les étrangers voulurent rentrer chez eux en emportant de l'apr'xanee. Beaucoup. Les Kawayapos refusèrent, expliquant que la plante devait être soigneusement choisie, puisque toutes les feuiles n'atteignent pas le bon degré de maturation en même temps. Les étrangers n'acceptèrent pas ce refus, ils insistèrent tant que les relations commencèrent à se dégrader. Ils subtilisaient chaque jour davantage d'objets, devenaient grossiers et sortirent même des bâtons creux qui lançaient des projectiles en métal, avec lesquels ils s'amusèrent à tirer vers la forêt, atteignant et blessant plusieurs arbres. Un soir, ils s'enivrèrent et commencèrent à brutaliser une femme qu'ils voulaient emmener avec eux. Le reste de la tribu s'interposa. Un coup partit d'un bâton creux, la balle ricocha contre un arbre et atteignit un Kawayapos en pleine tête. L'apr'xanee ne put rien y faire et il succomba dans les minutes qui suivirent. Les étrangers s'enfuirent immédiatement. Cette nuit-là, la forêt gronda des heures durant. Le lendemain, en allant cueillir des baies, un membre de la tribu trouva les corps des étrangers. Ils avaient la langue gonflée et les lèvres noires. Ils semblaient être morts étouffés.

Depuis, dès qu'un étranger pénètre dans la forêt, Elle le rend malade. Elle sonde son cœur et décide de son sort. Lorsque je suis tombé malade et que je me suis écroulé dans une sorte de coma, la forêt a appelé Rhee-Na et l'a guidée jusqu'à moi. «Si tes intentions n'avaient pas été pures, m'a expliqué Rhee-Na, le remède d'apr'xanee que je t'ai donné ne t'aurait pas sauvé. Cela t'aurait tué. Bien peu de gens ont survécu à ce remède.»
    - «D'autres personnes ont donc connu le même sort que moi ? l'ai-je interrogée.
    - Oui.
    - Est-ce pour cette raison que les indigènes de la côte craignent de s'aventurer au-delà des collines Kawalu ?
    - Oui. Ils se méfient de nous, alors que c'est d'eux-même qu'ils devraient avoir peur.
    - Combien de personnes la forêt a-t-elle ainsi rendues malades depuis que tu es née ?
    - Seize.
    - Et combien en ont réchappé ?
    - Avec toi, cela fait deux.»
Un frisson m'a parcouru l'échine. Je ne sais si je dois prendre ce qu'elle m'a dit au sérieux. Peut-être m'a-t-elle seulement raconté cela pour m'effrayer et me dissuader de mal agir ? Son regard semblait si dur et distant, lorsque nous avons eu cette conversation...

Je me sens bien seul, ce soir, et loin de l'euphorie de ces dernières semaines. Voilà longtemps, Joséphine, que je n'ai pas serré votre photo si fort contre ma poitrine.

Rok'Mat a un rôle essentiel dans la tribu : c'est lui qui récolte les œufs des plar'xee, ces étranges volatiles à mi-chemin entre la poule et faisan. Les œufs des plar'xee représentent la majeure partie de leur apport en protéines. La première fois que je l'ai interrogé sur sa technique pour trouver les œufs, il a eu l'air surpris. Je n'étais pas sûr de bien comprendre sa réponse. «Je ne trouve pas, m'a-t-il dit. Je demande.» Je lui ai demandé si je pouvais l'accompagner. Il a commencé par incliner la tête à gauche pour me signigier que la réponse était non, puis il s'est arrété pour écouter je ne sais quoi. Il a craché, ce qui est le signe de l'hésitation chez les Kawayapos, puis m'a dit «Je leur en parlerai». Sur le moment, je n'ai pas compris à qui il parlerait.

Plar'Xee
Un plar'xee

Trois jours plus tard, il est venu me trouver : «Ils sont d'accord. Demain tu viendras avec moi». Tout s'est éclairé le lendemain. Rok'Mat ne cherche pas, en effet. Il demande. Il émet un sifflement et les plar'xee lui «répondent». Alors il se dirige d'un pas sûr vers tel arbre ou tel bosquet et en ressort immanquablement deux ou trois de ces gros œufs nacrés. Sur le chemin du retour, ayant vu mon air ébahi, il m'a dit «Avec les plar'xee, c'est le même équilibre depuis toujours. Nous demandons lorsque nous avons besoin, ils nous donnent.»
    «Vous ne mangez jamais leur chair ?» lui ai-je demandé.
    Il m'a regardé d'un air horrifié et a frotté trois fois son nez pour effacer mes paroles du cour de la forêt.

Ce matin, j'ai été initié à l'apr'xanee par Klem'Bo. Cette plante est facilement identifiable à l'œil nu, mais d'après ce que j'en ai saisi il semble que chaque feuille ait sa période d'efficacité. Nous avons croisé de nombreux plants d'apr'xanee sur notre route. Klem'Bo me les désignait, mais nous continuions à marcher. Elle m'a dit que nous devions prendre le temps d'entrer en communication avec la forêt. Elle s'est finalement arrêtée devant un plant, me l'a désigné et s'est agenouillée à côté, m'invitant à faire de même. Elle a ensuite posé ses doigts sur mes paupières pour me pousser à les clore, puis a caressé ma joue et mes lèvres avec plusieurs feuilles. A un moment, l'une d'elle m'a... quelle sensation indescriptible. Comment l'exprimer ?... Elle m'a appelé. Aussi fou que cela puisse paraître, cette feuille m'a clairement appelé. Je l'ai désignée à Klem'Bo, qui a approuvé en inclinant la tête à droite selon leur habitude. Elle a entamé un chant et tiré délicatement sur la feuille, qui m'a semblé se détacher d'elle-même. Elle m'a ensuite arraché quelques cheveux, qu'elle a déposés au pied du plant d'apr'xanee.

Apr'Xanee

En rentrant au village, Klem'Bo m'a fait signe de la suivre dans sa hutte. Là, elle a fait brûler la feuille, qui semblait avoir complètement séché en moins d'une heure, sur le chemin du retour. Lorsque celle-ci a été entièrement consumée, Klem'Bo a mélangé les cendres à un peu de sa salive et m'a appliqué cela derrière l'oreille droite et sur les pouces.

Cali'R est un personnage très étrange. Je ne comprends pas son attitude envers moi. Depuis mon arrivée il semble me fuir, oscillant entre peur et défiance. Il ne montre aucune curiosité envers moi ou ma civilisation et ne se joint jamais aux autres lorsque je sors un nouvel objet. Le jour où j'ai tiré ma montre de mon sac et que je leur en ai dévoilé le mécanisme, tous semblaient fascinés par les aiguilles et les engrenages et voulaient la toucher ou l'examiner. Sauf Cali'R. Il s'est contenté de pousser ce petit sifflement nasal,qui chez les Kawayapos est un signe de dédain. Rhee-Na l'a appelé en souriant, mais il lui a répondu que cet objet était inintéressant et reflétait bien un monde où il fallait tout compter. Il a ajouté, en me regardant, que les Kawayapos ne comptaient pas le temps car ils n'avaient pas peur de la mort comme nous. Il est parti en solliloquant : les autres semblaient le comprendre, mais je ne saisissais plus un seul mot.

Quelques jours plus tard, tandis qu'il préparait du Jolo, un onguent que l'on passe sur les joues des enfants à chaque nouvelle lune, j'ai tenté de le photographier. Il a placé son bras devant son visage au moment où j'ai déclenché puis m'a regardé droit dans les yeux pendant plusieurs secondes. Mal à l'aise, j'ai baissé le regard.

J'ai assisté aujourd'hui à la cérémonie du Taï-Por, qui est chez les Kawayapos le rite de passage à la vie adulte. Les enfants passent toujours ce rite par deux : garçon ou fille, peu importe. Cela ne se fait pas nécessairement en fonction de leur âge : Rhee-Na m'a expliqué qu'il faut pour cela attendre que l'enfant soit «prêt». J'ignore la façon dont ils le déterminent.

C'est Mez-Not qui conduit cette cérémonie : il est celui que les Kawayapos nomment «le chuchoteur». Depuis trois jours, il était parti du village pour aller, selon ses propres termes, «écouter la forêt». Il en est revenu avec deux parures destinées aux enfants, Da et Ju. Le nom des enfants est formé d'une seule syllabe : c'est justement après le Taï-Por qu'ils recevront la seconde.

Depuis trois jours la tribu est en effervescence : tous ont préparé la cérémonie avec enthousiasme, cuisinant des plats que je n'avais encore jamais vus et décorant les abords du village. Les enfants ont pilé des ocres multicolores dans des petits pots de terre cuite puis sont allés «peindre» les arbres alentour, en changeant de couleur à chaque feuille. C'est un spectacle surréaliste et magnifique.
    Ce matin la tribu a dansé et chanté pour Da et Ju, longtemps, afin, m'a expliqué Rhee-Na, qu'ils les gardent dans leur cœur pendant l'épreuve. En effet cette cérémonie marque le début du rite seulement : après les chants et les danses, tous ont partagé le repas, puis est arrivé le moment du Marpok. Mez-Not est arrivé avec deux longues lanières qu'il a nouées autour des poignets de chaque enfant tout en chuchotant à l'oreille de chacun. Bien entendu, lorsque j'ai tenté de connaître la teneur de ses propos, un peu plus tard, Mez-Not a souri. «Je suis le chuchoteur car seul l'enfant doit entendre ce que je dis. Je souffle à l'enfant ce que son âme a besoin de savoir avant le Marpok. Mes murmures restent dans leur esprit durant les six jours qu'ils passeront dans la forêt. Ils les aideront.»

Les deux enfants, en effet, partent vivre dans la forêt, mains attachées, pendant six jours et six nuits. Pour les Kawayapos, seul celui qui sait vivre sans ses mains peut accéder à l'âge adulte. Les enfants partent à deux pour ne pas oublier que seul, on ne peut rien.

Je dois avouer que cette coutume me laisse perplexe. Voir les enfants partir en pleurant m'a serré le cœur et je me suis détourné pour qu'ils ne perçoivent pas mon angoisse. L'attitude impassible des adultes m'a choqué : ils les poussaient hors du village sans tenir compte de leur larmes, sans même en paraître affectés. Lorsque je m'en suis ouvert à Rhee-Na, elle a semblé blessée par ces critiques et m'a répondu qu'il fallait que les enfants pleurent, justement, que c'était la seule façon de dire adieu à l'enfance, mais qu'ils n'étaient pas pour autant dans la détresse. L'absence de réaction des adultes, contrairement à ce que j'en avais perçu, n'est pas une marque de froideur mais de confiance. C'est une façon pour eux de montrer aux enfants qu'ils n'ont aucun doute sur leurs capacités : un adulte solide, qui a trouvé sa place, est un enfant qui n'a pas douté de la confiance qu'on avait placée en lui.

Je pense que je comprends désormais un peu mieux ce rite. Néanmoins, je serai plus rassuré dans six jours, lorsque Da et Ju seront revenus.

Les enfants sont rentrés ce matin. Rhee-Na a froncé le nez en me voyant soupirer de soulagement. «Tu n'as pas cru en eux, m'a-t-elle dit. C'est le doute qui est dangereux.»
    Mez-Not est allé couper leurs liens. Il les a brûlés puis a mélangé les cendres à une épaisse boue jaunâtre qu'il a passé sur leurs visages, leurs oreilles, leurs pouces et leurs index. Il a chuchoté à nouveau à leur oreille, puis les enfants se sont tournés vers nous et ont annoncé leur nom d'adulte. Da est devenu Da-Col, et Ju, Ju-Na. Tous ont répété ces deux noms en chœur. Ils ont ensuite été menés dans les huttes qui ont été construites pour eux en leur absence, où ils se sont reposés jusqu'au repas de ce soir. Dehors résonnent encore les chants de la tribu, au moment où j'écris ces quelques mots.

Rap'Tok semble être le doyen du village, même s'il est difficile de l'affirmer car les Kawayapos ne comptent pas les années comme nous : leur passage sur terre n'est, à leurs yeux, qu'une étape parmi d'autres. Rap'Tok est toujours très doux mais a un humour souvent mordant. Il rit beaucoup, en dodelinant de la tête d'un air malicieux, surtout face à mes questionnements. Aujourd'hui je me suis ouvert à lui de l'étrange attitude de Cali'R à mon égard.Rap'Tok a murmuré des paroles que je n'ai d'abord pas saisies : «Les deux yeux sont trop proches pour pouvoir se voir l'un l'autre. Pour savoir comment pousse l'arbre il ne faut pas regarder ses feuilles, qui montent vers nous, mais ses racines». Il a ri devant mon air perplexe et a ajouté «Tu fais trop travailler ta tête. Vide-la et regarde.» Il a levé son pouce, qu'il a posé sur mon œil puis sur son collier, avant de tendre ses doigts en direction de Cali'R. Mes yeux se sont écarquillés sous l'effet de la surprise. Comment ai-je pu ne pas le voir plus tôt !

Il s'est passé il y a trois jours une chose terrible que je ne peux ni m'expliquer ni me pardonner. Comment ai-je pu faire cela ? Mes joues s'empourprent à l'idée d'écrire ces mots, pourtant je sens combien est grand mon besoin de confession. Je n'ai jamais tant désiré l'absolution divine qu'en ce moment. Comment le narrer sans que cela paraisse laid et trivial ?

J'avais demandé à Rhee-Na de me conduire à la cascade de Sidnir. J'avais à plusieurs reprises entendu parler de ce lieu, sacré pour les Kawayapos. Quelle surprise, après une longue marche dans la forêt, d'arriver au pied de cette vertigineuse cascade, totalement inattendue en cet endroit. Un bassin s'est creusé autour de la chute d'eau. Il est entouré de plantes touffues et soyeuses que je n'avais encore jamais vues nulle part dans la forêt. L'eau est transparente, et les rochers autour sont d'une curieuse teinte bleuâtre. Rhee-Na m'a amené sur la rive et a pris de l'eau dans ses mains. Elle en a bu une gorgée, et versé le reste sur le sommet de mon crâne, puis elle m'a enjoint à faire de même. Cette eau avait un goût très étrange, à la fois sucré et minéral. J'ignore sa composition, toujours est-il que je me suis senti presque mal, quelques minutes plus tard. Non, «mal» n'est pas le terme approprié, c'est le reflet de mon jugement sur ce qui s'est passé ensuite qui fausse mes paroles. Tout à coup très léger, j'avais la sensation de ne plus ressentir la pesanteur terrestre, d'être porté par une force mystérieuse.

La cascade de Sidnir

Rhee-Na a plongé dans l'eau et je l'ai bientôt suivie. Quelle sensation étrange, une fois dans dans le bassin... C'est comme si l'eau me caressait. Je sentais quelque chose s'enrouler autour de mes jambes, pourtant aucune plante aquatique ni aucun animal ne pouvait justifier cette impression. Je suis ressorti de cette baignade avec un sentiment de bien-être profond. Nous nous sommes allongés sur la rive, dans la plénitude totale des rayons de soleil réchauffant nos corps. Le premier baiser a été d'une douceur indescriptible. Il semblait que cela soit la continuité naturelle de cette baignade, une évidence des corps que n'entravait plus le jugement de la pensée. Le merveilleux de ces moments n'a d'égal que la culpabilité qui me ronge à présent. Comment ai-je pu faire fi à ce point de mon amour pour Joséphine, sans parler de ma rigueur scientifique ?

Observation participante... Quelle honte. J'aimerais rentrer. J'aimerais retrouver mon pays et les miens. Ce monde n'est pas pour moi et j'ai été bien imbu de moi-même pour penser réaliser cette étude en dérogeant aux règles édifiées par mes maîtres. Je vais m'efforcer de réunir le maximum de témoignages et d'objets pendant encore une semaine, puis je partirai.

Je ne sais quel «titre» donner à Az'Mat. Comment dirions-nous en occident ? Prêtre ? Médecin ? Psychanalyste ? Aucun de nos concepts ne convient.

Az'Mat, donc, est celui que l'on va trouver quand quelque-chose ne va pas, quand ce qu'ils nomment la «Tchap'a» est fermée. La Tchap'a est une sorte de ... porte.

C'est une des choses que j'ai comprises, ici. L'observation participante permet assurément de saisir les rôles et relations, mais lorsqu'il s'agît d'expliquer, de mettre en mots pour en rendre compte, on se heurte à nouveau au mur qui sépare nos civilisations.

Je réalise que j'emploie pour la première fois le terme «civilisation» à propos des Kawayapos. Je mesure aujourd'hui la distance qui me sépare de celui qui est arrivé ici il y a près de trois mois. Je n'étais pas ému, alors, que l'on parle de peuples «non-civilisés». Ils m'intéressaient et j'avais une forme de respect distant pour eux. Mais je les prenais néanmoins pour des «sauvages». Des êtres sans civilisation. Quelle vanité...

Az'Mat, donc, est celui que l'on va trouver quand quelque-chose ne va pas, quand ce qu'ils nomment la «Tchap'a» est fermée. La Tchap'a est une sorte de ... porte. Chacun l'a en lui. Pour vivre en harmonie, elle doit être ouverte sur les autres, sur la Nature, l'Univers en somme. Parfois quelque chose bloque ce passage d'énergie. Les Kawayapos, qui sont à l'écoute de leur corps, le sentent d'eux-même. Pour ma part, j'étais bien trop perturbé par ce qui est arrivé la semaine dernière pour analyser ce qui m'arrivait. Je me sentais seulement très fatigué, sans ressources. Az'Mat m'a observé longuement et m'a emmené chez lui hier soir. Il m'a étendu sur une natte. Az'Mat est une sorte de masseur, bien que ce terme soit tout à fait réducteur au vu de ce qu'il accomplit. Je serais bien incapable de décrire ce massage, aucun mot ne correspond à ces sensations. On se retrouve dans une sorte d'état second et on prend conscience de ces tensions et blocages au moment où Az'Mat les dénoue. J'ai vraiment senti ma Tchap'a s'ouvrir, tout à coup j'ai senti mon cour battre, l'air entrer et sortir de mes poumons. J'entendais le vent dans les arbres, les oiseaux, le frémissement des insectes. Je pénétrais la terre, elle s'infiltrait en moi et la vie me semblait tout à coup simple, évidente. Plus de pensées en moi, seulement cette sensation d'appartenir à quelque chose de plus grand. Après ce massage Az'Mat a passé un baume sur mes lèvres et mes paupières. Mes yeux se sont fermés d'eux-même, comme si je ne les maitrisais plus. Je me suis réveillé ce matin dans une paix nouvelle. J'ai demandé à Az'Mat qui lui avait enseigné ces gestes. Il a souri. «Personne m'a-t-il répondu. Je ne sais rien, je ne pourrais rien apprendre à personne non plus. J'ai de bonnes oreilles, c'est tout. J'écoute et je fais.»

J'ai eu aujourd'hui une longue conversation avec Rhee-Na. J'ai tenté de lui expliquer le trouble dans lequel m'a jeté notre après-midi à la cascade de Sidnir, à cause des préceptes au milieu desquels j'ai été éduqué et auxquels je crois profondément. J'ai bien senti qu'elle tentait désespérément de comprendre mon malaise, sans toutefois y parvenir. Chez les Kawayapos, la notion même de fidélité et d'infidélité n'existe pas. Les sentiments ne sont pas dissociés du corps. Ils ignorent tout de nos tabous, de «l'appartenance» à quelqu'un, du mariage... Lorsque Rhee-Na m'a demandé qui nous dictait de n'aimer qu'une personne, et pour quelle raison il le faisait, je n'ai su quoi lui répondre. «Est-ce celui qui est sur ton collier et à qui tu parles parfois le soir ?» Sans doute désignait-elle ainsi le chapelet qui m'accompagne lors de mes prières. Je lui ai expliqué, le plus simplement et le plus sommairement possible, les fondements de notre religion. Elle a manifesté son incompréhension par une moue dubitative.

«Ton ami parle beaucoup de don et d'amour, mais il l'interdit ou l'enferme dans une cage dont les barreaux te font souffrir. C'est un drôle d'ami.» Je n'ai su que répondre. Je touche là aux limites de l'observation participante. Je peux agir comme les Kawayapos, tenter de comprendre leur fonctionnement et ouvrir mon esprit à leur mode de pensée. Mais je ne pourrai jamais penser réellement comme eux. La terre dont je suis fait a pris une empreinte, celle de ma civilisation, et même en tentant de me rendre «maléable», je sais qu'il est impossible de modifier profondément cette empreinte. Ce ne seront que de légers changements de surface...

Je suis néanmoins beaucoup plus serein depuis qu'Az'Mat s'est occupé de moi. Je veux prendre le temps de continuer cette passionnante étude, qui m'en apprend autant sur moi-même et ma propre civilisation que sur les Kawayapos. Mon cœur est plus que jamais tourné vers ma chère Joséphine, mais, cette fois, sans honte ni remords.

Mek'Ti s'occupe de la rivière. Je l'ai accompagnée aujourd'hui pour tenter de comprendre son rôle. Elle est entrée dans l'eau, s'est positionnée face à l'aval du fleuve et est restée là à observer, immobile, un long moment. Elle m'a expliqué plus tard qu'elle «sentait», selon la force du courant, la présence des animaux, l'attitude des poissons et mille autres indices, les besoins de Jaruna (c'est ainsi qu'ils nomment cette rivière). Elle a ensuite passé un certain temps à ôter des algues, mises de côté pour le repas de ce soir, gratter le sol, disperser un mélange de cendres, de pétales et de baies rouges à la surface de l'eau.

Les Kawayapos ne pêchent pas plus qu'ils ne chassent mais ils trouvent là mille autres ressources. Ils mangent beaucoup d'algues, crues et encore humides la plupart du temps. Parfois ils en font sécher et assaisonnent leurs plats avec. Ils se lavent également ici, dans une sorte de bassin naturel entouré de rochers plats. Les enfants passent beaucoup de temps dans cet endroit, tous les Kawayapos sont d'excellents nageurs.

Ils ne conservent pratiquement pas d'eau au village et ne boivent l'eau que directement dans la rivière. Mek'Ti m'a expliqué que l'eau était faite pour couler et qu'il était mauvais de l'emprisonner. Seul celui qui est gravement malade peut boire de l'eau recueillie dans un récipient. L'homme en bonne santé se doit d'être aussi mouvant que l'eau qu'il boit et ne pas céder à la facilité du stockage. C'est une philosophie que je retrouve dans l'essentiel des activités des Kawayapos : on ne prend que ce dont on a besoin, au moment où on en a besoin. Pour eux, le superflu referme la Tchap'a.

J'ai tenté ce matin de communiquer avec Cali'R, dont la distance qu'il place entre nous m'intrigue toujours autant. J'ai profité du fait qu'il préparait le Jolo de la nouvelle lune pour aller m'asseoir à côté de lui sans qu'il s'en aille comme à son habitude. Cette fois je n'ai pas emporté mon appareil photographique pour ne pas l'incommoder. Je lui ai posé quelques questions sur le Jolo, auxquelles il a répondu poliment mais sèchement. Je sais désormais, bien que mon but premier ne fût pas là, qu'il prépare le Jolo en mélangeant de l'huile et du pollen de Païna, une plante grasse aux grandes fleurs blanches qui pousse non loin de la rivière. Cet onguent aurait des vertus protectrices et fortifiantes sur les enfants.

Païna

Après que Cali'R m'eut expliqué la façon de préparer le Jolo, je lui ai dit que son bijou était très original et l'ai questionné sur le morceau de lunette qui en fait partie. Il m'a fixé d'un air méfiant sans répondre. Au point où j'en étais, je ne pouvais qu'insister. Je lui ai donc demandé «Tu n'es pas né ici, n'est-ce pas ? Tu étais comme moi ? D'où viens-tu ?». Il s'est contenté de hausser les épaules en me disant qu'il ne comprenait pas ce que je disais et que sa terre était ici. Il a achevé rapidement sa préparation, en silence, et m'a fui de nouveau.

Yampur peut aller voir n'importe qui : homme, femme,enfant, vieillard. Il est même arrivé qu'il s'agisse de la femme qui allait accoucher.

Demain aura lieu la cérémonie du Purnam, Li-Meï m'a proposé de l'accompagner au Pinaï où elle va collecter ce dont elle aura besoin. C'est un lieu très étrange, une sorte de savane ponctuée de trous plus ou moins grands, souvent emplis d'eau. C'est au fond de ceux-ci que l'on trouve le Raya, sorte de résine vitrifiée assez semblable à de l'ambre. Li-Meï en a récolté une grosse poignée puis nous nous sommes assis et elle m'a expliqué ce qu'était le Purnam. Je suis encore bouleversé par ses paroles. Je n'ose y croire et cherche une explication scientifique et rationnelle. La suite des événements m'éclairera sans doute. Chez les Kawayapos, la balance de la vie et de la mort nécessite d'être toujours en équilibre. Ainsi, lorsqu'une femme est enceinte (c'est le cas de Maï-Na), la naissance de son enfant entraîne nécessairement un décès. Le Purnam scèle cet «échange». J'ai tout d'abord cru à un rite sacrificiel, mais ce n'est pas en ces termes que Li-Meï m'en a parlé. Selon elle, le Raya ouvre les portes de communication entre l'esprit et la Nature. Le Raya est dispersé dans le feu, cela forme une fumée épaisse que tous inhalent, même les enfants. Ce soir-là, tous dorment autour du feu, ensemble, et durant la nuit Yampur, l'esprit de la mort, vient rendre visite à l'un des membres de la tribu pour lui signifier qu'il quittera bientôt cette enveloppe de chair. Li-Meï n'a pas pu être plus claire quant à la nature exacte de cette visite et la façon dont on sait que l'on est désigné. «Si cela t'arrive, tu le sauras, c'est tout» s'est-elle contentée de me répondre. J'avoue que tout ceci me laisse perplexe. Je lui ai posé mille questions mais n'ai pas été beaucoup plus éclairé par ses réponses.

Yampur peut aller voir n'importe qui : homme, femme, enfant, vieillard. Il est même arrivé deux fois qu'il s'agisse de la femme qui allait accoucher. Dans ce cas, les choses ont été un peu différentes car elle a été accompagnée dans la forêt. En temps normal, le lendemain du Purnam, la femme enceinte part dans la forêt, seule. L'enfant y naitra et ils resteront tous les des deux durant une lune après la naissance. Pendant ce temps, un membre de la tribu décèdera. De quelle façon ? Cela dépend, m'a répondu Li-Meï : il peut s'agir d'une maladie, d'un accident, d'une attaque d'animal ...

Je ne peux me faire à cette idée terrifiante. Comment peut-on savoir que l'on va mourir et rester serein, ne pas chercher à se battre, la vie n'a-t-elle pour eux aucun sens, aucune valeur ? Li-Meï a été surprise par la violence de ma réaction. Elle m'a répondu que cette vie n'était qu'un passage dans un long chemin et qu'il avait autant de valeur que le reste. La Du-Nâ traverse bien d'autres choses, avant et après. Je lui ai demandé s'ils croyaient à la réincarnation mais elle n'a pas semblé saisir le concept. Nous sommes rentrés au village en silence, le fossé de l'incompréhension entre nous. Mon esprit rationnel ne peut croire à cet équilibre qui se ferait «naturellement», sans intervention humaine.

La cérémonie du Purnam a eu lieu hier. Après un grand repas nous nous sommes installés autour du feu et tous ont chanté pendant un long moment. Puis Li-Meï a entonné un nouveau chant, seule, en marchant autour du feu. C'était un moment magnifique. Elle a ensuite jeté dans les flammes la poignée de Raya, ce qui a immédiatement engendré une fumée âcre et lourde. Étonnament, cela ne m'a pas fait tousser lorsque je l'ai inhalée. Je me suis senti tout à coup très léger et ai perdu connaissance en quelques secondes. Les dernières images dont je me J'ai beau savoir que jusqu'ici les Kawayapos ne m'ont jamais menti, je ne peux y croire.souviennes sont celles des membres de la tribu tombant doucement sur le coté, un à un. Nous nous sommes réveillés à l'aube. Maï-Na était déjà partie. Ike-Nee est allée chercher un récipient d'eau et a éteind les dernières braises du foyer en chantant. Tous ont hoché la tête et se sont mis à chanter avec elle. Plus tard, Li-Meï m'a expliqué ce que cela signifiait : Ike-Nee est celle qui a reçu la visite de Yampur. Je n'ai pu m'empêcher de l'observer toute la journée. Elle a agit comme si de rien n'était, je n'ai noté aucun changement dans son attitude. J'ai honte de cette curiosité déplacée en de telles circonstances, c'est comme si j'avais hâte de voir si cette espèce de «prophétie» se réalisait bien et de quelle façon. J'ai beau savoir que jusqu'ici les Kawayapos ne m'ont jamais menti, je ne peux y croire.

Ike-Nee est décédée cette après-midi. Je finissais par croire que cela n'arriverait plus, heureux de voir que tout ceci n'était qu'une légende. Ce sont les enfants qui sont venus nous trouver pour nous le dire. Elle serait tombée d'un arbre alors qu'elle en ceuillait les fruits. Mez-Not est parti peu avant nous du village. Lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, il chuchotait à son oreille. Il m'a expliqué plus tard que la Du-nâ avait besoin de ces paroles pour pouvoir quitter le corps en paix. Chacun est venu poser quelque-chose sur son corps, qui une pierre, qui une fougère, qui une fleur, qui une poignée d'herbe. Ils ne me semblaient pas particulièrement attristés. Je pensais être le seul à me sentir si bouleversé, lorsque j'ai vu une larme couler sur la joue de Cali'R. Il est resté lorsque tout le monde est reparti. J'ai fait mine de les suivre puis je suis revenu. Il parlait à Ike-Nee, en français... Je n'en ai d'abord pas cru mes oreilles. Je n'ai pu en saisir que quelques bribes, «tu aurais ri», «Je sais que je ne dois pas...", «La douleur est là.", «...ne peut lutter". J'étais tétanisé, n'osant plus avancer ni reculer. Gêné, j'ai fini par faire un pas en arrière, mais Cali'r m'a entendu. Furieux, il s'est jetté sur les plaques de verres que j'ai utilisées pour photographier le corps d'Ike-Nee. Il m'a traité de voyeur et de cancrelat, tout ceci en français, ponctuant chaque insulte en jetant une plaque contre un rocher. L'arrivée de Nii-Ma en aura sauvé trois. Elle lui a d'abord crié d'arrêter, puis sa voix est devenu de plus en plus douce, je n'ai pas tout compris. Elle lui expliquait qu'il était en colère par sa seule faute, que sa peine le mettait en colère et que ce n'était pas une bonne chose. Elle a ajouté que j'avais demandé l'autorisation de faire des photographies et qu'ils avaient accepté, que pour eux photographier Ike-Nee au moment où elle changeait de chemin était comme la photographier en train de manger ou de grimper à un arbre. Cali'R m'a regardé d'un œil noir et m'a tendu les trois dernières plaques de mauvaise grâce. «Je ne comprends pas ta peine", a ajouté Nii-Ma, «Personne ici ne peut la comprendre. Il n'y a que lui qui peut". Cali'R a secoué la tête en me regardant et a tourné les talons. J'ai tenté de questionner Nii-Ma a son sujet, cherchant à savoir depuis quand il était avec eux, de quelle façon il était arrivé, d'où il venait. «C'est à lui qu'il faut demandé", m'a-t-elle répondu. «Cali'R est Cali'R. il te dira quand il sera prêt."

Voila huit jours que Cali'R n'est pas reparu au village. Le soir de notre altercation il est allé voir Az'Mat. Le lendemain, il partait dans la forêt. Je ne l'ai pas revu depuis.

Les parures des Kawayapos sont d'une grande simplicité. Leurs cheveux s'ornent parfois de fleurs ou de feuilles cueillies dans la forêt. Les hommes portent des sortes de torques et les femmes des colliers : aucun n'a exactement le même. Certains portent également des bracelets.

Chaque enfant, lorsqu'il a passé les six jours du Taï-Por dans la forêt, reçoit à son retour ce bijou qu'il gardera à son cou jusqu'à sa mort. C'est Me-Jar qui connait les lieux dans lesquels récolter le métal et qui le travaille par la suite.

Hier il m'a demandé de le suivre dans la forêt. Il m'a expliqué qu'il voulait me fabriquer un bijou car il était temps que j'en possède un. Après avoir participé à la cérémonie du Purnam avec eux, il semble que j'ai franchi un pas important dans mon intégration au sein de la tribu. Il m'a dit qu'il devait avoir compris la personne, pour lui fabriquer son bijou. Pour les autres, c'est une évidence car il les observe depuis des années. En ce qui me concerne, il lui faut un peu de temps seul à seul. Il m'a également demandé de lui donner un petit objet qui m'appartient afin qu'il l'intègre au bijou.

Les grottes

Nous avons cheminé pendant plusieurs heures dans la forêt avant d'arriver au rocher de Remnor, qui marque l'entrée des grottes dans lesquelles les Kawayapos trouvent et extraient leur métal. Ce rocher à figure humaine est impressionant. Les grottes sont quasiment noires mais Me-Jar m'a soutenu qu'il avait besoin de cette obscurité pour trouver ce qu'il cherchait. Il m'a demandé de l'attendre à l'entrée, a fermé les yeux , posé ses mains sur la paroi puis a disparu dans le noir. Il est revenu bien plus tard avec sa besace remplie. Nous avons beaucoup parlé sur le chemin du retour, de ma vie en France, de Joséphine, de mes projets pour l'avenir et de ma vie parmi eux. En rentrant nous sommes passés dans ma hutte et je lui ai donné ma boussole

Il m'a dit qu'il possédait désormais tout ce dont il avait besoin.

Cali'R est enfin revenu au village. Son visage a changé. Il semblait très amaigri, mais néanmoins apaisé. Après le repas, il m'a fait signe de le suivre dans la forêt. Il m'a enfin parlé. En français.

Il m'a expliqué être arrivé ici il y a huit ans après avoir fui la guerre. Monté clandestinement dans un bateau, il a suivi un explorateur jusqu'ici. Comme je m'étonnais de n'avoir pas eu accès aux notes de ce personnage, Cali'R m'a répondu «C'est normal, il n'est jamais rentré en France. C'était un malfaisant. L'apr'xanee a lu dans son cœur. Lorsque nous sommes tombés malades, elle ne ne l'a pas soigné.»

Rien ne rappelait plus Cali'R en France. Son père et ses frères étaient morts dans les tranchées et il n'avait jamais connu sa mère, morte en couches. Il a donc décidé de rester ici. Lorsque je suis arrivé, il a pris cela comme une menace, sans parvenir à m'expliquer ce qu'il craignait : avait-il peur de moi ou de lui-même ? Il n'a pu me dire qu'une chose : il sentait que je menaçais l'équilibre qu'il s'était construit ici. Il ne voulait plus agir ou penser comme un européen, mais il sentait bien qu'il ne pouvait effacer tout ce qui l'avait construit. Le décès d'Ike-Nee l'a bouleversé plus qu'il ne l'aurait dû, plus qu'il ne l'aurait cru. Il a souri en me disant que la notion de couple comme on l'entend en occident était sans doute l'une des choses les plus difficiles à abandonner. Son visage s'est assombri quand il a ajouté que, pour ce qui était de la mort, il ne parviendrait jamais à la considérer comme le font les Kawayapos. Nii-Ma avait raison : j'étais le seul à pouvoir comprendre sa douleur.

Je lui ai répondu que cette proximité devait être une force et non une source de rivalité, et que je ne parlerais jamais de son existence à mon retour en France. Il a semblé étonné que je sois décidé à rentrer au pays, même quand je lui ai expliqué que la guerre était terminée depuis bien longtemps et que la reconstruction de notre pays était une belle chose à voir. Pour finir je lui ai demandé quel était son prénom, avant. Il a souri et m'a dit «Tu ne me croiras pas... Je m'appelais Henri, moi aussi.»

J'ai découvert aujourd'hui d'où provient la Mahina, sorte de miel très liquide, ambré, que les Kawayapos dégustent généralement seul, délayé dans de l'eau, à toute heure de la journée. Ils en recouvrent aussi parfois les épaisses tranches de Ponioc qu'ils font griller sur le feu. Ce nectar est produit par de grands papillons noirs, blancs et gris nommés Mahineos. La récolte se fait lorsque la lune est dans son dernier quartier, au moment où le soleil et la lune se partagent le ciel. Les Mahineos concentrent leurs nids dans une parcelle assez restreinte mais peuvent s'en aller à des kilomètres de là pour butiner. On en voit d'ailleurs souvent au village car les enfants sont chargés de garnir de fleurs fraîches les côtés des habitations orientés à l'Est : c'est là que se concentrent les papillons.

La parcelle des nids présente une végétation tout à fait particulière : celle-ci est formée d'arbres hauts et très fins, dont les troncs et les branches sont recouverts d'une mousse épaisse et aérée. C'est là que pondent les Mahineos et que se développent les chenilles, entre la lune nouvelle et le dernier quartier. Les chenilles se nourrissent de Mahina et de mousse, puis forment une chrysallide. Elles se transforment ensuite en papillons, qui sortiront à la fin de la lune suivante. Les Mahineos effectuent des réserves de nectar dans des espèces de petites poches qu'ils fabriquent eux-même en injectant une substance plus solide que la Mahina dans les anfractuosités créées par les chenilles à l'intérieur de la mousse. Nii'Ma est chargée de la récolte de la Mahina. A l'aide d'un couteau, elle effectue une petite incision dans la poche de nectar et le recueille dans une large feuille de Banta.

Rap'Tok m'a demandé de l'accompagner sur le lieu de la Niiva, dont l'équivalent dans notre langue pourrait être «histoire», ou «mémoire». Nous avons cheminé en silence dans la forêt, puis, au-delà, dans une vaste plaine ponctuée de collines. Rap'Tok s'est assis contre un amas de roches et m'a dit qu'il m'avait observé ces derniers temps. Il avait remarqué que je prenais moins de notes dans mon carnet et que je passais beaucoup de temps avec Cali'R. Il a ajouté qu'en somme, je pensais encore ma civilisation meilleure que la leur, en tout cas plus évoluée. Je me récriai à ces mots mais il m'arrêta d'un geste. «Ce n'est pas un problème, continua-t-il, mais si tu veux vraiment comprendre ce que nous sommes tu dois connaître l'histoire des Kawayapos. Tout est là, murmura-t-il en tapotant les pierres sur lesquelles il était assis.»

Rap'Tok m'a demandé de l'accompagner sur le lieu de la Niiva, ...

Ce qu'il me raconta fut un tel choc pour moi que je ne lui posai aucune question et demeurai muet pendant tout le trajet de retour et jusqu'à mon coucher. Ma nuit fut emplie de rêves dénués de sens et je me suis éveillé dans un état de stupeur et d'hébétude.

Rap'Tok avait raison. D'une façon ou d'une autre je continuais de penser notre civilisation «supérieure» à la leur, issue d'une maturation plus longue donc forcément plus avancée, même si j'étais conscient des aspects négatifs que cela entraînait. Je réalise aujourd'hui que le terme «primitif» ne signifie rien. Ainsi sommes-nous pour les Kawayapos des espèces de «primitifs», des nouveaux-nés qui ignorent encore tout.

Il ya fort longtemps de cela, le peuple Kawayapos était le plus puissant de la région.Cette civilisation maîtrisait une technologie fort avancée, peut-être même plus que la nôtre dans certains domaines. Ils avaient inventé des signes proches d'un alphabet et possédaient un système monnétaire, mais tout ceci avait engendré de fortes inégalités. Les méthodes mises au point pour braver la mort et les maladies avaient entraîné une expansion phénoménale de leur population. La Nature avait presque disparu de leur vie, elle ployait sous le poids de leurs exigences, ils la pillaient et leur conviction d'être une espèce à part, supérieure aux autres, les avait menés à leur perte. La chute de leur civilisation et leur retour à la nature avait pris bien moins de temps que celui qu'ils avaient passé à tenter de s'en extraire. Pourtant, insista Rap'Tok, ils ne le considèrent pas comme une catastrophe ni un effondrement car cela leur a permis d'aller plus loin encore dans leur compréhension du monde et de la place qu'ils y occupent. Ils en ont conçu une représentation totalement nouvelle de l'équilibre des forces, grâce à laquelle ils sont devenus ce qu'ils sont aujourd'hui.

La Nature aurait pu reprendre ses droits sur les ruines mais pour conserver cette précieuse mémoire les Kawayapos se rendent régulièrement en ce lieu afin de l'entretenir. «Il ne faut jamais oublier d'où l'on vient et où l'on va» a conclu Rap'Tok en caressant les pierres qui, je m'en aperçus alors, ont un jour formé l'escalier d'accès à un gigantesque monument.

Fin de l'histoire.

Voilà fort longtemps que je n'ai plus écrit dans ce carnet. Plus d'un an s'est écoulé depuis la révélation faite par Rap'Tok. Celle-ci a bouleversé tant de choses, en premier lieu les fondements même de ma mission en tant qu'ethnologue. Peut-être ai-je cessé d'en être un. Je me suis laissé porter par la vie parmi les Kawayapos, sans doute ai-je voulu devenir l'un d'entre eux et me défaire de ce que j'étais auparavant. Je rougis de honte à cette pensée car, si je dois être honnête avec moi-même, Joséphine a fait partie de ces choses que je voulais oublier. Quel égoïsme... Quel gâchis.

C'est à présent vers elle que se tournent mes pensées. Je vais mourir sans la revoir. Elle ne saura jamais ce qu'il est advenu de moi. Cette pensée me donne envie de mourir sur le champ.

Je reprends ces lignes après être allé voir Az'Mat. Cette fois encore ses massages ont été d'une grande aide et je me sens plus serein. Je sais maintenant ce que je dois faire.

Cali'R est devenu mon ami, mon frère. J'irai le voir. Je le supplierai s'il le faut.

Il y a quelques mois le ventre de Rhee-Na a commencé à s'arrondir. Un enfant allait arriver et j'avais tout lieu de penser que j'en étais le père, bien que les Kawayapos n'envisagent pas les choses de cette façon. La cérémonie du Purnam est arrivée. C'est moi que Yampur est venu visiter.

Ainsi donc je ne verrai jamais mon enfant puisque la mort me prendra avant son arrivée au village. Je ne me suis ouvert à personne de cela, bien que les regards complices de Rap'Tok et d'Az'Mat m'aient indiqué qu'ils l'avaient deviné. L'idée de cette mort prochaine ne m'est insupportable que pour une seule raison : elle porte le doux nom de Joséphine. Je ne peux concevoir d'avoir été si égoïste et de la laisser ainsi seule et ignorante de ce qui m'est arrivé.

Cali'R est devenu mon ami, mon frère. J'irai le voir. Je le supplierai s'il le faut. Ainsi, je lui demanderai de faire pour moi ce long voyage vers la France, d'aller voir Joséphine, de lui remettre ce carnet et de tout lui raconter. Je crains sa réaction et suis bien conscient du sacrifice qe j'exige de lui. Cependant j'ai en sa loyauté et sa bonté une confiance infinie. Il le fera.

Cali'R m'a demandé un peu de temps avant de me donner sa réponse. Retourner en France, même si ce n'est que pour aller voir Joséphine avant de revenir parmi les Kawayapos, est une décision difficile à prendre pour lui. Je le comprends. Mon esprit est en permanence tourné vers vous, Joséphine. Je passe l'essentiel de mon temps à regarder cette photo de vous que j'aime tant, prise chez ce photographe du Havre. Je vous demande pardon d'avoir failli à ma promesse et de n'être pas revenu. Je vous aime.

Épilogue.

Je n'aurais jamais imaginé tenir à nouveau un crayon, ni m'asseoir derrière un bureau, ni porter des lunettes ou encore ce genre de vêtements. La mode a changé, ce qui n'est malheureusement pas le cas des hommes. Je suis persuadé que, parti loin de mon pays à cause de la guerre, j'en connaîtrai une autre avant de mourir.

Tous sont avides du récit de ce voyage mais personne n'écoute vraiment. Hormis, peut-être, Joséphine. C'est elle qui m'a rendu ce carnet, ce matin. «Il manque la fin, a-t-elle dit en plantant son regard dans le mien. J'aimerais la connaître, et j'aimerais aussi qu'elle figure dans ce carnet.» Il y avait tant d'espoir dans ce regard, tant de douceur et de bonté. Soit. J'ai entamé ce voyage sans retour pour ces yeux clairs. J'achèverai le récit d'Henri pour eux également.

Peu de temps après le Purnam, Henri est venu me voir. Il semblait un peu égaré mais résolu. Il m'a annoncé qu'il allait mourir, qu'il avait vu Yampur et qu'il savait qu'il ne rentrerait jamais chez lui. Il m'a donc demandé de partir pour la France, à sa mort, et d'aller voir Joséphine afin de lui donner ce carnet. Devant ma première réaction (qui était le refus pur et simple), il s'est mis à genoux. Il m'a supplié, invoquant notre amitié, puis m'a parlé de Joséphine. «Elle m'attendra jusqu'à sa mort, je la connais. Nous ne pouvons la laisser dans cette situation, il faut lui rendre sa liberté et lui laisser la possibilité de se remarier, d'avoir des enfants. Que pèsent deux ou trois mois de ta vie face au reste de la sienne ?»

Je lui ai dit que je réfléchirais, bien que mon cœur fusse déjà touché et ma décision prise. Deux jours plus tard, Henri s'est aperçu que Nii'Ma n'était plus au village. Comme il s'en étonnait, je lui expliquai qu'elle était partie avec Rhee-Na, pour l'assister. Il n'a pas compris immédiatement. Au moment où il me demandait la raison pour laquelle elle avait besoin d'assistance ses yeux se sont arrondis. Il a bafouillé que c'était impossible, qu'elle ne pouvait mourir puisque Yampur était venu le voir, lui. C'est une chose qui m'avait également laissé perplexe, lorsqu'il était venu s'ouvrir à moi de sa mort prochaine, mais j'avais fini par comprendre. Henri est parti comme un fou dans la forêt. Il s'arrêtait parfois, semblait écouter le bruissement de la forêt et repartait. Je l'ai suivi jusqu'au soir dans sa folle quête. Le soleil se couchait lorsque nous avons retrouvé Nii-Ma et Rhee-Na. Les deux petits étaient nés. Rhee-Na était fort pâle et nous voyions bien qu'elle était sur le point de mourir. Nous avons passé la nuit tous les six. Au petit matin, Rhee-Na n'était plus. Nii-Ma nous a dit qu'il était temps pour nous de repartir au village. Henri a demandé à passer un temps seul avec les petits, puis nous les avons quittés. Sur le chemin du retour il s'est fait mordre à la cheville par un serpent. Les bemlos ne vous laissent aucune chance lorsqu'ils vous attaquent : la mort survient en quelques minutes. Je suis resté auprès d'Henri et lui ai fait le serment de retourner en France pour aller voir Joséphine. Il est décédé avec une expression de grande paix sur le visage.

J'ai quitté les Kawayapos trois semaines plus tard, emportant toutes les affaires d'Henri et me faisant passer pour lui afin de faciliter les formalités du voyage. En arrivant en France je me suis rendu à l'adresse qu'il m'avait indiquée. Je pense que Joséphine avait compris bien avant que je ne lui explique quoi que ce soit. Je suis resté une bonne partie de l'après-midi à lui raconter qui étaient les Kawayapos. J'allais prendre congé lorsqu'un babillage hésitant s'est fait entendre dans le couloir menant au salon où nous étions assis. «Papa ! » a crié une petite voix joyeuse, tandis qu'une fillette avançait sur deux jambes encore peu assurées. Joséphine a souri. «Voici Louise. Lorsqu'Henri est parti je n'en étais pas encore sûre. Et puis il avait tant rêvé de ce voyage. J'ai beaucoup parlé de son papa à Louise, lui expliquant qu'il était un grand explorateur et qu'il reviendrait vivre avec nous quand il aurait suffisamment de belles histoires à lui raconter. Dois-je regretter de ne pas l'avoir retenu et ainsi de n'avoir pas donné à ma fille la chance d'avoir un père ?...»

La petite est venue se coller contre moi et a planté ses grands yeux clairs dans les miens.Elle ressemblait tant à Henri. «Papa ?" a-t-elle répété en jouant avec mes doigts. Joséphine et moi nous sommes regardés un moment en silence, puis elle m'a proposé de rester quelques jours dans la chambre d'amis avant de repartir afin de me remettre des fatigues de ce long voyage.

Joséphine

C'était il y a bientôt deux mois. Je sens comme cette petite me prend le cœur. Les enfants ont cette capacité inouïe à vous attacher à eux, plus que n'importe quel adulte ne pourrait le faire. Joséphine possédait une photo d'elle et Henri, prise au Havre. Je l'ai surprise il y a quelques jours en train de pleurer en la contemplant. Elle s'est sentie observée et a levé les yeux vers moi. «Voulez-vous demeurer avec nous, Henri ?», m'a-t-elle demandé en souriant derrière ses larmes. J'ai hoché la tête en silence. Elle prit une profonde inspiration puis déchira la photo en deux d'un coup sec. «Henri n'avait plus de famille proche... Et un tel voyage peut tant vous transformer...» dit-elle rêveusement en approchant de la bougie la moitié de photo où se trouvait Henri.

«Personne ne saura», murmura-t-elle tandis que la flamme achevait de consumer l'image.