L'étrange voyage de Henri de Gurci

Grand-Père était fou. Avant d’être fou et de marmonner tout seul dans son fauteuil, il était explorateur. Ma mère disait qu’il fallait être un peu fou, de toute façon, pour être explorateur. J’ai peu de souvenirs de lui. Maman n’aimait pas trop me laisser seul en sa compagnie, elle disait que ce n’était pas bon pour un enfant, toutes ces histoires. Moi je les aimais bien. Je prenais ses récits comme des contes, j’apprenais à connaître les personnages qui les peuplaient, les mêmes revenaient souvent. Il y avait le vieux Rap-Tok, la belle Ike-Nee, Mez-Not le chuchoteur… J’attendais toujours avec impatience ces dimanche après-midi où nous allions voir mes grands-parents. Après l’épreuve du repas qui durait une éternité de mon point de vue d’enfant, nous allions au salon pour le café. Je grimpais sur les genoux de Grand-Père, et pendant que les adultes discutaient entre eux du conflit algérien, de l’élection de Kennedy ou des répercussions du nouveau Franc sur le panier de la ménagère, il m’emmenait avec lui aux confins de la forêt de Pascos et me parlait de « sa » tribu. Je ne l’ai jamais vu se mêler à la conversation, je voyais bien par certains coups d’oeils qu’il lui arrivait de les écouter, mais je crois qu’il préférait rester dans son monde, avec moi. Je me souviens, pourtant, d’une colère terrible qui l’avait saisi un jour. Je devais avoir cinq ans. Les adultes parlaient d’un film qui venait de sortir, « Le monde perdu ». Il me semble que ce film racontait l’histoire d’un explorateur parti à la recherche d’animaux préhistoriques sur un mystérieux plateau africain, aux prises avec une tribu de cannibales. Il faisait grand bruit à l ‘époque. Grand-Père avait tendu l’oreille en entendant mes oncles et tantes en parler. Il avait arrêté de me raconter son histoire et s’était mis à crier, répétant que ce film était un tas d’inepties, qu’il contribuait à nous faire croire que les tribus inconnues étaient forcément hostiles et surtout sans culture, que nous étions tous incapables de saisir la beauté du monde et que nous n’avions rien compris. Ma mère m’avait promptement ôté des genoux de Grand-Père, et mon oncle lui avait fait prendre ses gouttes, tandis qu’il répétait inlassablement « j’ai bien fait, je savais que personne ne saurait comprendre cette beauté-là, il fallait se taire, j’ai bien fait ». Cet épisode laissa une empreinte profonde dans l’esprit de l’enfant que j’étais alors. L’explication en était limpide : Grand-Père était fou. Je le savais, c’était un fait établi, tout comme Grand-Mère était bretonne et mon oncle Roger féru de littérature anglaise.

Médaillon

Les années ont passé, la vie a suivi son cours, ponctuée de décès, de mariages, de naissances. Grand-Père est mort et plus personne ne m’a raconté des histoires comme les siennes. Grand-Mère l’a suivi quelques années plus tard, nous avions fini par emménager chez eux pour que ma mère puisse s’occuper d’eux, et nous sommes tout naturellement restés vivre dans cette grande et austère demeure. Je suis parti, j’ai rencontré Eliane, nous avons eu trois beaux enfants, et me voici Grand-Père à mon tour, pour mon plus grand bonheur.

Maman est morte il y a trois mois, dans son lit et au milieu de son sommeil, comme nous rêverions tous de partir. Mes frères et moi avons vite décidé de mettre la maison en vente. Avant cela nous incombait la lourde tâche de la vider. Trier plus de soixante ans de vie prend du temps et de l’énergie. J’ai eu des moments d’attendrissement devant certains souvenirs, le cœur serré, aussi, parfois. Il y avait dans ce bric-à-brac la vie de mes grands-parents, celle de mes parents, et aussi une partie de la mienne. Et puis hier, le nettoyage du grenier, celui que nous remettions toujours à plus tard car nous saisissions bien l’ampleur de la tâche. Des cartons qui se réduisaient en poussière sous les doigts, des malles du siècle dernier, des piles de journaux, des monceaux de vaisselle et autres bibelots. Je commençais à fatiguer, les yeux brûlants de poussière, les reins douloureux, et j’ai pris une chaise pour me reposer quelques minutes. C’est là que ce petit carnet a attiré mon regard. Il était coincé entre une poutre et le toit, très haut, loin des yeux et des mains trop curieuses. Je suis monté avec précautions sur le vieil escabeau de bois branlant, et, hissé sur la pointe des pieds, j’ai réussi à l’atteindre et le sortir de son refuge. Le cuir noir semblait d’un autre âge. En l’ouvrant j’ai découvert une série de photos étranges, accompagnées d’annotations parfois presque illisibles, ainsi qu’une note rédigée à la plume et l’encre noire, signée de la main de mon grand-père. Les voici.



Lettre

Le 16 mai 1926

Hier, lors d’un dîner chez le professeur Gontaud, j’ai orienté la conversation sur les peuplades méconnues, songeant ainsi à la possibilité d’offrir au monde la richesse des Kawayapos. Ceci m’en a profondément et définitivement dissuadé. Tous ces grands esprits théoriquement éclairés n’ont que mépris pour ce qu’ils ignorent. Ils ne peuvent concevoir d’apprendre quoi que ce soit de ceux qu’ils appellent « les sauvages », en dehors du domaine biologique.
Ce que j'ai découvert les passionnerait sans doute d’un point de vue scientifique, mais je suis désormais convaincu qu’ils ne feraient que les spolier sans comprendre leur véritable richesse. C’est pourquoi, lorsque le professeur Gontaud m’a demandé de leur narrer mon expédition, je ne leur ai parlé que des plantes et des insectes inconnus trouvés là-bas, sans même évoquer l'apr'xanee dont les vertus curatives auraient pourtant pu faire avancer la médecine moderne. Je sais que je devrai garder le secret de cette rencontre, malgré le regret que j’en conçois et qui sans doute ne pourra qu’augmenter avec les années. Je vous protégerai par mon silence, amis, je vous en fais le serment. Puissiez-vous rencontrer notre civilisation le plus tard possible.

H.